31
Emma avait la nette impression d’être une offrande sur l’autel d’un dieu maléfique.
Le vampire avait glissé jusque dans un corridor obscur, menant à une lourde porte de bois. Qu’il avait déverrouillée puis ouverte, avant de la pousser dans la pièce avec une telle force qu’elle était tombée sur le dallage glacé. Comme la tête lui tournait encore, après la téléportation, elle était restée où elle se trouvait : au pied d’une immense fenêtre cintrée d’au moins six mètres de haut, si sombre qu’on aurait pu la croire en obsidienne, ornée d’incrustations dorées qui dessinaient des symboles des arts noirs.
— N’essaie pas de t’enfuir. Personne ne peut glisser jusqu’ici ni en repartir de cette manière, à part lui.
Sans un mot de plus, le vampire était ressorti en refermant la porte à clé.
Frissonnante, Emma quitta enfin la fenêtre des yeux puis se mit à genoux, non sans mal, pour examiner la pièce. Un bureau… qui servait toujours – la table de travail était couverte de papiers –, malgré son humidité et ses relents de sang séché.
Quelque part dans les entrailles du château s’élevèrent des hurlements tels que la prisonnière bondit sur ses pieds puis tourna sur elle-même, aux aguets. Qu’est-ce qui lui avait pris, mon Dieu ?
Toutefois, les regrets n’eurent pas le temps de l’envahir : déjà, les souvenirs de l’enfer s’imposaient, une fois de plus. La scène était aussi nette que si elle y avait assisté.
Les poumons de Lachlain s’emplissaient de feu. Jamais, pourtant, il ne faisait à ses tourmenteurs le plaisir de hurler de douleur. Il ne l’avait pas fait la première fois où il était mort, ni la deuxième ni aucune des suivantes, au fil des cent cinquante ans pendant lesquels il s’était consumé puis réveillé encore et encore. La haine seule lui permettait de ne pas perdre totalement la raison, une haine à laquelle il se cramponnait.
Il s’y cramponnait, quand les flammes s’affaiblirent. Il comprit que seule sa jambe l’empêchait de la rejoindre, elle ; il se força à en casser l’os…
Emma baissa la tête, en proie à une nausée. Il s’était cramponné à la haine jusqu’au moment où il l’avait trouvée… elle dont il avait perçu la présence à l’extérieur et qui était censée le sauver…
Alors il avait combattu la haine pour leur bien à tous les deux.
Comment s’était-il retenu de la tuer, de succomber à l’égarement et à la rage, mêlés au besoin de la faire sienne et de trouver l’oubli ? Comment s’était-il retenu de la violer sauvagement, alors que sa peau brûlait encore ?
Il ne voulait pas lui dévoiler ce qu’il avait subi. Elle comprenait enfin pourquoi. Il fallait qu’elle lui parle de ses rêves souvenirs, mais qu’aurait-elle bien pu dire de ceux-là ? Qu’ils lui étaient insupportables dans leur netteté ? Qu’elle savait enfin de quelle manière il avait été torturé et que personne n’avait sans doute jamais connu pire ?
Comment lui dire que c’était son père à elle, le responsable de cela ?
— Des parasites malfaisants, répugnants, faits pour vivre en enfer, avait-il lâché à propos de Demestriu et ses semblables.
Elle faillit vomir, mais parvint à ravaler sa salive. Lachlain n’en viendrait certainement pas à la détester à cause de ces horreurs, mais ce serait comme une brûlure, une gouttelette d’acide qui lui rongerait la peau. À jamais. Demestriu avait massacré presque toute sa famille – tous ceux qui lui étaient chers.
Maintenant qu’Emma savait ce qu’il avait subi, pourquoi il s’était juré de se venger, elle brûlait de honte d’avoir cherché à l’en dissuader.
D’autant plus qu’elle allait l’en empêcher à jamais.
Sa décision était… irrévocable. Quelques minutes plus tôt, elle gisait dans le grand vestibule de Kinevane, au beau milieu du carnage, l’esprit en proie au chaos. À présent, la fierté et le sens de l’honneur des Valkyries s’affirmaient en elle. Emma la Soumise ? Non, plus maintenant.
Même si sa détermination l’effrayait un peu, car l’Emma d’autrefois se tapissait toujours dans les tréfonds de son être. Mais la nouvelle Emma savait qu’elle pouvait s’en sortir. Et, de toute manière, elle avait tellement honte qu’elle n’y attachait pas beaucoup l’importance. Il fallait qu’elle agisse, qu’elle règle les choses avec sa maisonnée et avec Lachlain.
Lachlain. Le roi au grand cœur dont elle était éperdument amoureuse. Pour lui, elle se battrait jusqu’au bout.
Elle était venue tuer son père, Demestriu.
Hermann mit une heure à conduire son patron à l’aérodrome privé. Une heure d’enfer, que Lachlain passa à lutter de toutes ses forces pour éviter de se transformer, sur le fil du rasoir en permanence… incapable de raisonner aussi clairement que nécessaire. Les vampires tenaient Emma, et les Valkyries, Garreth.
La malédiction des Lycae… La force et la férocité qui les servaient au combat les désavantageaient par ailleurs. Et plus quelque chose leur tenait à cœur, plus la bête cherchait à s’exprimer pour le protéger.
Lachlain faisait le pari que le vampire avait emmené Emma à Helvita, chez Demestriu, mais peut-être était-il allé en fait chez Ivo ou le fameux Kristoff. Cass s’était lancée à la recherche de Uilleam, Munro et tous les Lycae qu’elle parviendrait à réunir d’urgence. Ils l’accompagneraient ensuite au château de Kristoff. Lachlain ne doutait pas qu’elle obéisse à ses ordres. Elle avait vu ses yeux après la disparition d’Emma, et elle avait enfin compris.
Mais que se passerait-il s’il se trompait – si son âme sœur ne se trouvait pas où il le croyait ? Ou s’il n’arrivait pas à localiser Helvita, cette fois encore ? Maintenant que toute l’horreur de la situation lui apparaissait, il était quasi incapable de réfléchir.
Garreth aussi était prisonnier. D’une manière ou d’une autre, il avait été capturé. Après avoir bénéficié d’une démonstration grandeur nature du talent de Lucia, de la force de Regina, de la vivacité de Nïx et de la méchanceté butée de Kaderin, Lachlain devait bien admettre qu’il avait sous-estimé l’adversaire.
— Elles tiennent Garreth, avait-il dit à Bowen, qu’il avait appelé de la voiture. Récupère-le.
— Nom de Dieu. Ce n’est pas si facile que ça, figure-toi !
— Libère-le…
Un grognement.
— Je ne peux pas, désolé. Je ne voulais pas t’en parler, mais elles ont des putains de spectres qui montent la garde.
Garreth, le tout dernier proche de Lachlain, placé sous la surveillance de l’Antique Fléau, aux mains d’une folle perverse…
Emma, disparue.
Volontairement. Car elle avait fait l’effort conscient de ramper vers la main tendue du vampire.
Brume. Égarement.
Résiste ! Encore et encore, lutter pour passer en revue tout ce qu’il savait d’elle, à la recherche du moindre indice susceptible d’expliquer un comportement pareil.
Soixante-dix ans. L’université. Traquée par les vampires. C’était elle qu’ils cherchaient depuis le début. Mais pourquoi ? Quelle faction ? Annika n’est que sa mère adoptive. Sa mère de sang était d’origine lydienne, elle me l’a dit. Hélène. C’est d’elle qu’elle tient sa beauté…
Ils approchaient de l’aérodrome quand le soleil se leva. Lachlain poussa un rugissement de frustration. Jamais plus il ne voulait voir naître l’aube ! Où que se trouve Emma, il n’y était pas pour la protéger. Peut-être était-elle bloquée à l’extérieur en cet instant même. Il avait les mains en sang à force de se labourer les paumes de ses griffes ; sa blessure au bras n’était même pas pansée.
Réfléchis ! Soixante-dix ans. L’université…
Ses sourcils se froncèrent. Il lui était déjà arrivé de croiser des Lydiennes. Elles avaient le teint très pâle, comme Emma, mais les yeux et les cheveux noirs. Alors que c’était une blonde aux yeux bleus.
Son père aussi, forcément…
Le souffle de Lachlain se bloqua dans sa gorge. Non.
Impossible.
— Et si c’est Demestriu mon père ? lui avait-elle demandé.
À quoi il avait répondu… oui, il avait répondu que les rejetons de Demestriu seraient des parasites malfaisants, répugnants.
Non.
Lachlain parvenait à admettre qu’Emma soit la fille de Demestriu, mais pas qu’elle se trouve en son pouvoir à cet instant précis… et encore moins qu’elle ait peut-être été poussée à s’y mettre par ses propos irréfléchis…
Poussée à se rendre à Helvita, chez Demestriu, qui était capable de la démembrer lentement sans jamais cligner de ses yeux rouges, pendant qu’elle implorerait une mort rapide.
Si Lachlain ne la rejoignait pas bientôt… Il fallait non seulement qu’il localise Helvita, mais qu’il le localise vite. Il avait déjà passé la région concernée au peigne fin, en vain… Pourtant, peut-être était-il arrivé près du but la fois précédente, juste avant d’être encerclé et transformé en chair à pâté par une dizaine de vampires.
Il allait se rendre en Russie, au même endroit…
Un souvenir s’imposa brusquement. Emma sous lui, la veille, roulant la tête sur l’oreiller, le plongeant dans le parfum exquis de sa chevelure. Jamais il n’oublierait son odeur. Il l’avait enregistrée pour toujours la nuit où il l’avait reconnue comme son âme sœur. Le souvenir lui rappelait à point nommé qu’il pouvait se servir de cela.
Il pouvait la trouver.
— Voyons voir ce que mon général cherchait avec une telle ardeur, lança une voix profonde dans l’obscurité.
Emma leva les yeux. Une seconde plus tôt, elle attendait – seule, elle le savait. À présent, il était là, assis à son grand bureau. Lorsqu’il alluma sa lampe, la lumière fit scintiller ses yeux rouges.
Il émanait de lui une impression de tension, tandis qu’il fixait la visiteuse comme s’il voyait un fantôme.
Au fil des heures, et des hurlements qui s’élevaient parfois des profondeurs de l’étrange château, Emma avait eu le temps de s’apaiser. Maintenant que la matinée s’achevait, sa résolution s’était aiguisée tel un cristal. Sans doute ses tantes éprouvaient-elles le même genre de calme avant une grande bataille.
Demestriu appela un garde.
— N’introduis pas Ivo ici à son retour, ordonna le roi de la Horde. Sous aucun prétexte. Et attention : si tu lui dis que nous l’avons trouvée, je te ferai éviscérer et vivre tel quel des années durant.
Elle avait passé toute son enfance baignée des menaces dont usaient et abusaient les créatures du Mythos – « si jamais tu fais ceci ou cela… sache qu’il t’arrivera ceci ou cela » –, mais il fallait reconnaître que ce type était doué.
Une fois le garde ressorti, Demestriu glissa jusqu’à la porte pour la verrouiller.
Puis, se rasseyant, il l’examina sans émotion.
— Tu es le portrait craché de ta mère.
— Merci. Mes tantes me l’ont dit et répété.
— Je savais qu’Ivo mijotait quelque chose. Qu’il était en quête et avait perdu des dizaines de nos soldats – ne serait-ce que trois en Écosse. Voilà pourquoi j’ai décidé de lui prendre ce qu’il convoitait. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit ma fille.
— Qu’est-ce qu’il me veut ? s’enquit-elle.
— Ça fait des siècles qu’il complote pour me voler ma couronne, mais la Horde ne plaisante pas avec le droit de naissance. Il ne saurait régner sans se lier à la famille royale… dont il a manifestement trouvé un membre, en la personne de ma fille.
— Alors il s’est dit qu’il lui suffirait de vous tuer, puis de m’obliger à l’épouser ?
— Exactement. (Demestriu s’interrompit, pensif.) Pourquoi n’as-tu jamais cherché à me voir ?
— J’ai appris que vous étiez mon père il y a environ huit heures.
Quelque chose – une émotion, peut-être – passa dans les yeux du vampire, mais ce fut si fugace qu’Emma crut l’avoir imaginé.
— Ta mère… ne te l’avait pas dit ?
— Je ne l’ai pas connue. Elle est morte juste après ma naissance.
— Si vite ? murmura-t-il comme pour lui-même.
— J’ai cherché à en apprendre davantage sur mon père – sur vous – à Paris, reprit-elle, saisie du désir irrationnel de le réconforter.
— Nous y avons vécu ensemble, elle et moi. Au-dessus des Catacombes.
Emma avait failli succomber à la tentation de la gentillesse… qui s’évanouit instantanément à la mention des Catacombes, d’où Lachlain s’était échappé.
— Tes yeux à toi aussi deviennent argentés, ajouta Demestriu, dont le regard rouge se fit pour la première fois appréciateur.
Un silence gêné s’installa. La visiteuse examina les lieux, cherchant de toutes ses forces à se rappeler l’entraînement auquel l’avaient contrainte Annika et Regina. C’était une chose de battre Cassandra, mais l’occupant des lieux était un monstre.
Elle fronça les sourcils. Si c’est un monstre, moi aussi.
Il y avait des armes accrochées au mur. Des épées en croix, dont une au fourreau – qui risquait davantage d’avoir rouillé. Rouille égale fragilité. Il me faut l’autre, songea-t-elle.
— Assieds-toi. (Emma obéit, à contrecœur. Demestriu leva un pichet de sang.) Un verre ?
Elle secoua la tête.
— Non merci, je surveille mon poids.
— On croirait entendre une humaine, riposta-t-il en lui jetant un coup d’œil écœuré. Tu viens peut-être de boire au Lycae que tu fréquentais ?
— En effet, admit-elle.
Elle ne voyait aucune raison de mentir.
Son interlocuteur la considéra avec un intérêt renouvelé.
— Quand je pense que même moi, je me refuse à me nourrir d’un immortel…
— Pourquoi ça ? (Poussée par la curiosité, elle se pencha vers lui.) C’est la seule instruction que ma mère ait donnée à mes tantes lorsqu’elle m’a fait porter chez elles : ne jamais me laisser boire directement à un être vivant.
Demestriu plongea le regard dans son gobelet.
— Quand on tue quelqu’un en le vidant de son sang, on lui prend tout, absolument tout… jusqu’aux tréfonds de son âme. Si on le fait assez souvent… une âme peut être un abîme, littéralement. Un abîme que l’on goûte. C’est un poison dont on ne peut plus se passer.
— Mais boire directement à un être vivant et le tuer, ce n’est pas la même chose. Pourquoi ne pas plutôt me prévenir de ne pas tuer ?
La situation avait quelque chose de surréaliste. Ils devisaient tranquillement malgré la tension épuisante qui pesait sur eux, un peu comme Annibal Lecter et Clarice Starling dans la scène de la prison.
— Et comment se fait-il que je me retrouve avec des souvenirs supplémentaires ?
— Tu possèdes donc cette capacité maléfique ? (Demestriu laissa échapper un rire bref, dénué d’amusement.) Je me doutais bien que c’était héréditaire. À mon avis, c’est ce don-là qui a valu la couronne à notre famille, pendant les débuts chaotiques du Mythos. Je l’ai. Kristoff aussi. Il l’a d’ailleurs transmis à tous les humains métamorphosés par ses soins. (Le souverain s’était fait méprisant.) Mais moi, je te l’aurais transmis à toi ? (Il plissa le front, incrédule.) Sans doute ta mère le craignait-elle. Tuer quelqu’un en lui prenant son sang rend fou. Absorber les souvenirs de ses proies en prenant leur sang rend fou… et puissant.
Emma haussa les épaules. Elle ne se sentait pas folle du tout. À peine…
— Ça ne me fait pas du tout cet effet-là. Il va m’arriver autre chose ?
— Les souvenirs ne te suffisent donc pas ? s’exclama son hôte, sidéré. (Il se ressaisit aussitôt.) Prendre le sang, la vie et tout ce que l’être a jamais connu… voilà ce qui fait le vampire. À une époque, je préférais les immortels, à cause de leur savoir et de leur puissance, mais je subissais aussi l’ombre de leur esprit. Boire à une créature qui possède tant de souvenirs… tu joues avec le feu.
— L’image est on ne peut plus appropriée.
Il réfléchit un instant, les sourcils froncés, avant d’interroger :
— J’ai emprisonné le Lycae dans les Catacombes, c’est ça ?
— Il s’est échappé, répondit-elle fièrement.
— Ah. Mais tu te rappelles ses souffrances ?
Elle hocha la tête, lentement. L’un d’eux allait mourir. Prolongeait-elle la conversation pour obtenir des réponses aux questions qui l’avaient tourmentée, ou pour vivre un peu plus longtemps ? Et lui, pourquoi la renseignait-il avec une telle obligeance ?
— Imagine des dizaines de milliers de souvenirs semblables se disputant ton esprit. Imagine revivre la mort de tes victimes. Les instants qui y mènent. Elles cherchent à s’expliquer un bruit suspect en se disant que c’est la brise. Elles se traitent d’idiotes parce que les poils de leur nuque se hérissent. (Le regard de Demestriu s’était fait lointain.) Certaines refusent d’y croire jusqu’à la fin. D’autres me regardent en face et savent.
— Vous en souffrez ? demanda Emma, frissonnante.
— Oui.
Comme il tambourinait sur le bureau du bout des doigts, une de ses bagues finit par attirer l’attention de sa visiteuse. Un écusson orné de deux loups.
— C’est la bague de Lachlain.
Une chevalière volée sur un cadavre. Mon père a tué le sien, songea-t-elle.
Demestriu fixa le bijou d’un regard absent.
— Peut-être, oui.
Il était fou. Et il continuerait à discuter aussi longtemps qu’elle en aurait envie, parce qu’il se sentait… seul. Et parce qu’il était persuadé qu’elle vivait ses dernières heures.
— Étant donné les relations de la Horde avec les Valkyries, comment se fait-il que vous ayez vécu ensemble, Hélène et vous ?
— Je la tenais à la gorge, j’étais prêt à lui arracher la tête… raconta-t-il d’un ton tranquille, ses traits émaciés adoucis par une expression lointaine.
— Comme c’est romantique.
— Mais quelque chose m’en a empêché, continua-t-il sans prêter attention à l’interruption. Je l’ai relâchée, puis j’ai passé des mois à l’espionner dans l’espoir de découvrir pourquoi j’avais hésité. Finalement, j’ai compris que c’était ma fiancée. Quand je l’ai enlevée, quand je l’ai privée de son foyer, elle m’a dit qu’elle voyait en moi quelque chose de bon, et elle a accepté de devenir ma compagne. Au début, tout allait bien… mais elle a fini par payer notre union de sa vie.
— Comment ça ? De quoi est-elle morte ?
— De chagrin, probablement. À cause de moi. Je suis surpris que ça ait été aussi rapide.
— Je ne comprends pas.
— Ta mère m’a convaincu d’arrêter de boire du sang. Et pas seulement aux veines des vivants. J’ai complètement arrêté. À la place, je me nourrissais comme un être humain. D’ailleurs, elle mangeait en ma compagnie pour m’y aider, alors qu’elle n’en avait aucun besoin. Et puis elle est tombée enceinte de toi, au moment où la première rébellion de Kristoff menaçait ma couronne. Pendant la bataille, j’ai repris mes vieilles habitudes. J’ai gardé mon trône, mais j’ai perdu sa confiance à elle. J’avais succombé. Il lui a suffi de voir mes yeux pour me fuir.
— Vous ne vous êtes jamais demandé ce que je devenais ? s’enquit Emma.
La réponse était importante pour elle, et cela s’entendait trop à son goût.
— On m’a dit que tu étais une petite créature faible et maladroite, qui réunissait les pires défauts des deux espèces. Jamais je ne serais venu te voir, même si j’avais pu penser un instant que tu vivrais assez vieille pour te figer dans l’immortalité.
Elle fit une grimace théâtrale.
— Eh bien, ça, c’est un père d’enfer de la mort qui tue… Oh, pardon, ça m’a échappé…
Elle se tut lorsqu’il se leva, découpé contre le verre teinté, la chevelure aussi éclatante que les luxueuses incrustations dorées. Il l’intimidait horriblement. Son père… une créature terrifiante.
Il soupira en l’examinant de haut en bas, comme s’il jaugeait paresseusement une proie facile.
— Venir chez moi aura été ta dernière erreur, petite Emmaline. Tu n’aurais pas dû oublier qu’un vampire est capable de détruire tout ce qui se dresse entre lui et son but… parce que le reste est sans importance. Mon but à moi est de garder ma couronne. Tu représentes une faiblesse, qu’Ivo ou n’importe quel autre adversaire risque de chercher à exploiter. Te voilà donc sans importance.
Il faut frapper là où ça fait mal, se dit-elle.
— Si une sangsue dans votre genre ne veut pas de moi… il ne me reste vraiment plus rien à perdre. (Elle se leva à son tour, en s’essuyant les mains sur son jean.) De toute manière, ça me va. Je suis venue vous tuer.
— Vraiment ?
Il n’aurait pas dû trouver cela drôle.
L’effrayant sourire qu’il arborait disparut en même temps que lui. Elle bondit vers l’épée nue accrochée au mur, mais entendit du bruit derrière elle la seconde d’après. Quand elle retomba à terre, l’arme à la main, il glissait de-ci de-là autour d’elle sans interruption.
Emma chercha à l’imiter… en vain… et perdit ainsi de précieuses secondes, avant de décider de faire ce qu’elle faisait le mieux : s’enfuir, en se servant de son agilité pour éviter l’adversaire.
— Tu es rapide, c’est un fait, constata-t-il en apparaissant juste devant elle.
L’épée traça un demi-cercle qu’il n’eut aucun mal à esquiver, puis se leva une seconde fois. Il la cueillit sans effort et la jeta sur le dallage, dans un claquement sonore.
L’estomac d’Emma se noua.
Il s’amusait avec elle.